Il y a soixante ans : «L’indépendance du Congo signifiait la fin des coups de fouet »

Le 30 juin 1960, le Congo arrachait son indépendance à la Belgique. À l’époque, la légende vivante de la rumba congolaise Dizzy Mandjeku avait quatorze ans. Le réalisateur Mwezé Ngangura en avait neuf. Alors que la Belgique est secouée par une nouvelle vague décoloniale, les deux artistes bruxellois se souviennent de ce moment historique dont ils furent témoins. « Il faut absolument enseigner cette histoire. »

« Bienvenue dans mon bureau », sourit Dizzy Mandjeku, 74 ans, qui a depuis longtemps fait du Café Fiesta de la rue de Quatrecht son quartier général. « C’est ici que je fais toutes mes interviews et que je signe mes contrats », dit la star mondiale de la rumba congolaise en brandissant depuis son smartphone une photo de lui et Stromae dans le même bistrot zébré, officialisant leur collaboration sur le tube mythique Papaoutai.

Le guitariste virtuose derrière le récent album De Palenque à Matonge, produit de sa rencontre avec le groupe afro-colombien Alé Kumá, se réjouit de revoir Mwezé Ngangura, 69 ans, qu’il n’a plus croisé « depuis de longues années. » Lorsque la figure incontournable du cinéma africain, (re)découverte par les Bruxellois en 2019 via une carte blanche de la Cinematek, fait irruption dans le café du quartier de la gare du Nord, l’enthousiasme est réciproque. « Nous avons beaucoup d’estime mutuelle. Nous étions contents de nous revoir », confiera plus tard Mwezé Ngangura.

Si les deux artistes bruxellois sont réunis en cette après-midi pluvieuse du mois de juin, c’est pour remonter le temps. Il y a soixante ans, le pays qui les a vus naître et grandir célébrait son indépendance vis-à-vis du Royaume de Belgique. Le 30 juin 1960, jour de la cérémonie officielle à Léopoldville (aujourd’hui Kinshasa), Patrice Lumumba, premier Premier ministre du Congo, s’adressait en ces termes à son peuple : « Congolais et Congolaises, combattants de l’indépendance aujourd’hui victorieux.» Si l’enthousiasme et les espoirs qu’avait fait naître une telle déclaration s’envolèrent six mois plus tard avec l’assassinat de Lumumba, l’épisode devait marquer à jamais l’histoire des indépendances africaines.

À l’époque, Dizzy Mandjeku était âgé de 14 ans et vivait avec sa famille à Coquilhatville, une ville de la province de l’Équateur appelée aujourd’hui Mbandaka. Mwezé Ngangura avait 9 ans et habitait à Costermansville, aujourd’hui Bukavu, située sur la rive sud-ouest du lac Kivu. Les événements de juin 1960 sont restés gravés dans la mémoire des deux artistes. Aujourd’hui, alors que les luttes décoloniales et antiracistes semblent connaître un nouvel élan historique, ils convoquent volontiers le passé.

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Quels souvenirs conservez-vous du 30 juin 1960, date de la déclaration d’indépendance du Congo ?

Dizzy Mandjeku : C’était un jour spécial, c’était un jour de liesse populaire mais à quatorze ans, je n’avais pas tout à fait conscience de ce qui se passait. Avant la déclaration d’indépendance, des bruits couraient. Je me souviens qu’à côté de chez moi une église kimbanguiste (Église indépendante africaine chrétienne fondée en 1921 par Simon Kimbangu, NDLR) entonnait une chanson révolutionnaire qui disait qu’un jour la Terre allait tourner et que le Congo serait libre.

Mwezé Ngangura : Je devais être en quatrième primaire et à la sortie de l’école, mes amis commençaient à écrire partout à la craie sur le bitume « indépendance », c’était l’équivalent des tags aujourd’hui. Je leur demandais : c’est quoi cette histoire d’indépendance ? Et ils me répondaient : tous les blancs vont rentrer chez eux.

Mandjeku : Il y avait beaucoup de brimades et de coups de fouets de la part des Belges. Si nous arrivions en retard à l’école, on nous donnait des coups de liane sur les fesses qui nous empêchaient de s’asseoir pendant deux ou trois jours. Les Congolais vivaient dans des cités-dortoirs et quand on se rendait là où habitaient les Européens, on nous disait : « Le blanc dort, interdiction de parler ! ». Les interdictions étaient nombreuses alors dans la tête d’un adolescent, l’annonce de l’indépendance signifiait qu’on allait enfin être libéré de tout cela.

Ngangura : Le 30 juin 1960, le jour de la déclaration d’indépendance, je n’étais pas à Bukavu mais chez mes grands-parents au village où j’avais l’habitude de passer les grandes vacances. À la rentrée scolaire, j’étais étonné de voir un soldat congolais debout dans une jeep militaire. On m’a répondu que c’était normal, que les noirs étaient désormais des officiers.

Que représentait pour vous Patrice Lumumba, premier Premier ministre du Congo indépendant, figure de la décolonisation ?

Mandjeku : J’ai vécu son avènement. Je suis allé l’applaudir pendant sa tournée de province. Il symbolisait la libération du pays et la cessation des coups de fouet.

Ngangura : Je suis allé voir Lumumba en cachette lors d’un meeting sur l’indépendance au milieu de la place commerciale de la commune où je vivais. Tout un mythe s’était créé autour de lui, on lui attribuait des pouvoirs mystiques.

Mandjeku : On entendait beaucoup parler de Lumumba mais aussi d’autres grands leaders africains, du Mouvement des non-alignés (une alliance tiers-mondiste commencée en 1961 face aux blocs occidental et communiste, NDLR), de la guerre d’Algérie, si bien que nous avons nous-même commencé à nous rebeller à notre façon (sourire). Nous étions toute une bande et pendant le couvre-feu, nous tendions une corde aux gendarmes qui patrouillaient à vélo la nuit et ils tombaient comme des quilles (rires). Ce qui est certain, c’est que Lumumba, lui, voulait vraiment le bien du Congo et qu’il a été coupé dans son élan. S’en est suivi un total imbroglio.

Ngangura : Lors de la mort de Lumumba, je me souviens que tout le monde devait se promener avec une petite feuille sur la tête pour signifier qu’on était en deuil. Ceux qui ne se pliaient pas à cette injonction pouvaient se faire arrêter ou tabasser. Je pense que cette arrogance de la part des militaires congolais ne faisait que refléter le côté trop autoritaire des colons. Nous avons payé beaucoup d’erreurs de la colonisation et peut-être que nous continuons à payer.

Parliez-vous beaucoup de politique à la maison ?

Ngangura : Peu. Ce n’est que durant les mois précédant l’indépendance que la politique s’est invitée dans les conversations des adultes. Pour la plupart des gens, la colonisation était l’ordre établi. Pour avoir les mêmes droits qu’un blanc, un noir devait obtenir un diplôme spécial. Chaque année, un émissaire de l’administrateur colonial venait voir si vous plantiez des fleurs devant chez vous, mangiez avec des couverts ou si les enfants dormaient dans des draps. C’est par ce genre de critères qu’on arrivait au statut d’« évolué ». Vous aviez alors le droit d’être appelé Monsieur. Mon père, qui était commerçant, n’était pas un évolué mais beaucoup de ses amis l’étaient.

Mandjeku : En tant qu’évolué, mon père avait le droit de sortir après 22 heures et de boire ce qu’on appelait des spiritueux mais le commun des mortels ne pouvait pas sortir. Avec les copains, on voulait sortir s’amuser mais c’était impossible.

Ngangura: Le terme d’évolué était extrêmement méprisant vis-à-vis des autres. C’était une grande brimade pour les Congolais d’être contrôlés par des gens venant d’un autre continent qui, au nom de la supériorité de la race blanche, vous disaient que vos croyances ancestrales ne valent plus rien, que la culture héritée de votre grand-père n’a pas de valeur. Ces réflexions sont arrivées pour moi beaucoup plus tard. Quand j’étais un gamin, je pensais que c’était la réalité de la vie et du monde. Nous vivions le système colonial comme la normalité.

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© Heleen Rodiers | Dizzy Mandjeku et Mwezé Ngangura étaient «très contents de se revoir après de longues années ». Les retrouvailles se sont déroulées au Café Fiesta dont Dizzy Mandjeku a fait son «bureau».

Quand la prise de conscience s’est-elle opérée ?

Ngangura : Après mes études secondaires au Congo, j’ai obtenu une bourse pour faire des études de cinéma à l’IAD, ici en Belgique. C’est là que j’ai pris conscience que je ne pouvais pas prétendre au même degré d’humanité que mes amis blancs et que j’étais un personnage exotique.

Mandjeku : En venant en Belgique, nous étions confrontés à une nouvelle forme de racisme. Les copines de bureau de ma première copine belge lui disaient de mettre des draps blancs sur le lit pour voir si ma peau n’allait pas déteindre ou de passer sa main sur mon derrière pour voir s’il n’y avait pas un reste de queue. C’est pour vous dire les préjugés racistes !
Ngangura : Je pense que c’était le choc de cette vie en Europe qui m’a fait prendre conscience de ce que la culture coloniale avait mis en moi.

Aujourd’hui, la lutte antiraciste et décoloniale semble écrire une nouvelle page de son histoire à la suite de l’indignation causée par le meurtre de George Floyd aux États-Unis. Les espoirs soulevés ces dernières semaines sont-ils comparables aux espérances formulées au temps des mouvements d’indépendance de l’Afrique ?

Ngangura : On dirait que la jeunesse actuelle européenne a pris conscience que le racisme existe et j’aime que les mouvements contre le racisme ne soient plus seulement portés par des noirs mais aussi par des blancs. Si je suis blanc et que je lutte contre le racisme, je ne dois pas le faire pour faire plaisir à mes amis noirs, je dois le faire au nom de la raison et au nom de ma propre humanité.

Mandjeku : Les racistes primaires ne se trouvent pas seulement aux États-Unis. En ce moment, une vidéo circule sur les réseaux sociaux d’une femme noire enceinte se faisant tabasser par la police dans le métro parisien. J’ai envie de croire que les choses sont en train de changer mais on en est loin. Le racisme est un virus.

Ngangura : Les noirs vivent le racisme dans leur sang, tous les noirs savent ce que c’est. Quand vous êtes dans un espace public, vous vous demandez si on vous parle à vous en tant qu’être humain ou en tant que personne noire. L’éducation et la culture dans lesquelles on a baigné procèdent de ce système qui a institué le racisme. On a vite fait de qualifier l’autre de sauvage. Je pense que l’Europe est en train de comprendre qu’elle n’est pas la garante de l’humanité.

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Les pétitions et les actions physiques appelant à retirer les statues de Léopold II de l’espace public belge n’ont jamais été aussi insistantes. Quel sort faut-il réserver à ces vestiges coloniaux selon vous ?

Mandjeku : La place de ces statues n’est pas dans l’espace public mais dans les musées. Avec toute la misère que la colonisation a apportée, voir des statues du roi esclavagiste dans les places publiques est vécu comme une réelle provocation.

Ngangura : L’histoire de notre relation entre Européens et Africains s’est fondée sur de mauvaises bases et il faut changer ces bases au nom de cette histoire commune. C’est normal de vouloir revoir l’histoire mais, pour moi, ça ne veut pas dire spécialement démanteler les statues. La responsabilité du roi Léopold II doit surtout être revue par des intellectuels et chercheurs belges. Comme dans toute science, il faut avoir le courage de la vérité. Il y a ensuite une responsabilité au niveau de l’enseignement. L’histoire de la colonisation n’a pas été enseignée et c’est comme cela que même Lumumba, qui est un nom connu dans le monde entier parmi les pères des indépendances africaines, n’est pas du tout connu dans les écoles en Belgique. On ne peut pas ne pas connaître.

Vous avez respectivement 69 et 74 ans. Au regard de votre parcours, quel message aimeriez-vous adresser aux jeunes générations ?


Mandjeku :
 Le combat n’est pas terminé. Le colonialisme se poursuit sous la forme du néocolonialisme. J’encourage les jeunes à se battre comme l’ont fait leurs ancêtres Patrice Lumumba, Kwame Nkrumah et Amílcar Cabral. Je les encourage à combattre pacifiquement mais fermement, à l’instar de la petite Greta Thumberg.

Ngangura : Si je devais avoir un message pour les jeunes, ce serait de s’informer. Il faut avoir le courage de chercher ce qui est vrai.

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