Cannes 2017 : « Makala », le calvaire à vélo d’un forçat de la terre, de la brousse à la ville

Suivant le périple d’un villageois congolais parti vendre son charbon, le documentaire d’Emmanuel Gras atteint une dimension épique. Un film pourvu d’une splendeur formelle telle que celle de Makala pourrait renvoyer aux oubliettes bon nombre de ces fictions d’auteur prisées pour s’accaparer l’esthétique du documentaire. Le troisième long-métrage d’Emmanuel Gras, présenté mercredi 24 mai à la Semaine de la critique, lauréat du Grand Prix Nespresso, est certes un documentaire pur jus, mais pas de ceux qui restent collés au « réel » le nez dans le guidon. Au contraire, la caméra d’Emmanuel Gras, réalisateur qui assure aussi la prise de vues de ses films, ne cesse de transfigurer les situations dont elle témoigne, pour leur conférer un souffle et une flamme qui savent puiser, quand il le faut, à l’imaginaire de la fiction, ou, pour être plus précis, des grandes mythologies ­humaines.
Tourné au Congo, le film emboîte littéralement le pas de ­Kabwita Kasongo, villageois et père de famille, vivant dans la brousse, qui fabrique lui-même du charbon de bois (« makala » signifie « charbon » en swahili). Mais, dans l’espoir d’agrandir sa maison, il doit encore aller le vendre dans la grande ville la plus proche. Il n’a pour véhicule qu’un précaire vélo, sur lequel il charge un imposant monticule de sacs.

Commence alors un autre film, itinérant cette fois, qui suit au fil de ses étapes le périple du pauvre homme, sur une route semée d’embûches et d’accidents de parcours. La circulation infernale des camions, jetés à 100 à l’heure sur les routes empoussiérées, les renversements de cargaison, les crevaisons, les barrages sauvages aux portes des villes, auxquels il faut verser une sorte d’octroi, jalonnent une marche de près de 50 kilomètres.

Son lourd fardeau

Le documentariste insiste moins sur la souffrance de son personnage que sur son incroyable ténacité, sur sa capacité d’encaisser et de résoudre les épreuves les unes après les autres. Dans le sillon de cette odyssée bringuebalante, la route se déroule comme une sorte de ruban chaotique et fiévreux, dont les désordres et les dangers multiples convoquent parfois un imaginaire post-apocalyptique (on pense au roman La Route, de ­Cormac McCarthy). Ce ruban, c’est aussi le profil d’un pays où l’argent, denrée rare, circule avec si peu de fluidité qu’il doit s’arracher des mains de son prochain, où se gagner aux pris d’efforts ­surhumains. Et, quand Kabwita arrive à bon terme, le marchandage acharné des potentiels clients revient, ultime douleur, à dévaluer la charge titanesque de son travail.

Un homme, un vélo, une route. Depuis Bovines (2012), qui s’intéressait à la vie des vaches, Emmanuel Gras a l’habitude de ramasser le principe de ses films en un concept sec et percutant. Mais s’il atteint ici à une forme supérieure d’émotion, ce n’est pas seulement grâce à l’incroyable mobilité de la caméra et aux perspec­tives épiques qu’elle dessine. De par sa simplicité et sa linéarité, Makala s’ouvre à une dimension allégorique, dans laquelle on peut voir une image limpide de la condition prolétarienne, voire, tout simplement, de la condition humaine. Kabwita, forçat de la terre, c’est l’homme condamné à traîner son lourd fardeau, le long d’une route sans fin et semée d’obstacles, qui ressemble à s’y méprendre à l’âpre cheminement de l’existence.

MATHIEU MACHERET