La basket, « une chaussure qui peut unir tout le monde »

Ce n’est plus seulement une chaussure de sport. La basket, phénomène de mode, gagne tous les publics et accompagne les évolutions sociétales. Un raz de marée culturel et économique décrypté par Pierre Demoux, auteur de « L’odyssée de la basket. Comment les sneakers ont marché sur le monde » (La Tengo). Entretien.

Le livre de Pierre Demoux marche sur les traces de la basket, cette chaussure née au milieu du XIXe siècle avec la révolution du caoutchouc, qui a permis de fabriquer des pneus de voiture. Des ingénieurs imaginent qu’avec ce nouveau matériau, il est possible de faire de nouvelles semelles de chaussures, plus souples et plus résistantes. La société est alors en pleine mutation. Les sports de loisirs se développent, comme le tennis, le cricket, la course à pied et enfin le basket-ball.

Créée pour le sport, les sneakers s’invitent aujourd’hui dans les show-rooms de luxe où elles affichent originalité et exubérance. Aucune contrée n’échappe à cette folie. De la Chine et ses usines qui la fabriquent, à l’Afrique et ses artisans créateurs qui la réinventent, en passant par les consommateurs européens ou américains qui la veulent éthique et écologique. Sans oublier les salles des ventes aux enchères de New York, Paris ou Tokyo. La basket s’est imposée comme l’accessoire indispensable sur tous les continents. À la fois unisexe, facile à enfiler, confortable, adaptée à tous les âges, elle passe dans n’importe quel milieu et dans n’importe quelle circonstance. En l’espace d’un siècle, elle est entrée dans nos vies. C’est ce que raconte Pierre Demoux dans son ouvrage. Entretien.

RFI : Avant de devenir l’accessoire indispensable des garde-robes masculines et féminines, la basket a connu un parcours jalonné d’aventures…

Pierre Demoux : L’histoire de la basket est jalonnée d’entrepreneurs, d’inventeurs, de sportifs qui repoussent les limites de leur sport, mais aussi de marques qui repoussent les limites techniques des objets et apportent leur technologie. Il y a tout un système qui se créé avec en permanence de nouveaux modèles, ça foisonne d’idées et de nouveaux besoins. Au fur et à mesure, les baskets sortent de plus en plus des stades pour devenir une chaussure qu’on utilise dans la vie de tous les jours jusqu’à devenir aujourd’hui la chaussure qu’on utilise au quotidien. Enfants, adultes, hommes, femmes, sur tous les continents.

Est-ce qu’un modèle plus qu’un autre a marqué cette ascension de la basket ?

Il y en a plusieurs mais on peut dire qu’il y en a trois ou quatre qui se dégagent. En premier, la Converse All Star qui est la plus ancienne en production même si elle a un peu évolué par rapport à son design original. Elle a plus de 100 ans et elle reste assez proche de ce à quoi elle ressemblait au moment où elle a été créée. Cette basket incarne le mélange entre la chaussure de la jeunesse et la chaussure de sport puisqu’au départ elle était portée pour le basket-ball puis elle est très vite utilisée par les jeunes comme une chaussure de tous les jours. C’est le premier modèle qui gagne ses galons de chaussures du quotidien.

La deuxième qu’on peut citer mais plus loin dans le temps, c’est l’Air Jordan de Nike au milieu des années 1980. Elle est la rencontre du monde du sport, du monde du hip hop et de la culture populaire. Ça commence à être une chaussure qu’on porte pour montrer qu’on est cool, à la mode. C’est la rencontre de ces différents univers qui marque un point de bascule.

Une autre chaussure a marqué l’histoire de la basket, c’est l’Adidas superstar. Elle explose en 1986 avec le groupe de rap américain Run-DMC et son titre « My Adidas ». Il incarne le mariage de la basket avec la culture hip hop, la culture des ghettos et le monde de la musique. Le pouvoir de séduction de la basket grandit à ce moment-là.

Et puis plus récemment la dernière révolution, ce sont les baskets créées par le rappeur Kanye West. Elles ont des formes très particulières qui tranchent vraiment avec le style des baskets conçues pour faire du sport. On garde juste l’architecture d’une basket de sport, mais avec un look nouveau. C’est le moment où la basket entre dans le monde de la mode haute couture. On en voit de plus en plus aux pieds des mannequins lors des défilés de mode. Les créateurs des grandes maisons de luxe dessinent leurs propres modèles. Les années 2010 marquent le tournant où la basket devient l’accessoire indispensable pour les hommes et les femmes comme objet de luxe avec des prix très élevés.

En France on la nomme basket, mais c’est une exception. Ailleurs on l’appelle sneakers. Pourquoi ?

La France et d’autres pays francophones résistent à l’anglicisme sneakers. Au Québec, on parle d’espadrille. Les Belges et les Suisses utilisent aussi le mot basket par influence réciproque mais dans les autres parties francophones du monde les baskets ne désignent pas une paire de chaussure de sport. De plus en plus, le terme anglo-saxon de sneakers prend le pas. C’est la force de la culture anglo-saxonne et un moyen de communiquer qui permet à des gens de culture différentes de s’accorder sur un terme qui parle à tout le monde. C’est ainsi que les marques les appellent sur leurs sites de e-commerce. Aujourd’hui, même en France, les jeunes parlent de plus en plus de sneakers et de moins en moins de basket et plus du tout de tennis qui renvoient à une autre époque, inspirée du sport.

La chaussure associée à des grands sportifs, cela annonce-t-il le début du marketing ?

Oui, et Chuck Taylor (joueur de basket qui a développé la Converse dans les années 1930) est vraiment l’incarnation de cette bascule. Il n’était pas vraiment un grand sportif, mais plutôt un entraîneur très reconnu qui s’est reconverti en vendeur en se servant de son nom pour faire vendre la basket qu’il porte. Il devient une caution experte pour la marque. C’est après que la technique du marketing va commencer à associer la chaussure au sportif jusqu’à atteindre son paroxysme en donnant à la chaussure le nom de Michael Jordan. Nike mise énormément sur Michael Jordan et se sert de la réputation du joueur pour vendre les chaussures qui portent son nom. Derrière ça va être un immense carton, d’autres vont utiliser cette même technique de personnalisation et aujourd’hui c’est courant d’associer un sportif et une paire de chaussures. Le sportif incarne non seulement la chaussure, mais également les valeurs de la marque.

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Puis, vient le tour des artistes de s’emparer du phénomène basket. Il suffit que l’un d’entre eux adopte un modèle pour que ce dernier s’envole. Aujourd’hui, ce sont les influenceurs qui jouent un rôle important avec leurs milliers de followers. Est-ce que la basket doit son succès à cet écosystème ?

C’est difficile à dire, mais je pense que la basket aurait quand même vécu sans toutes ces techniques de vente. Ce qui fait le succès de la basket, c’est l’objet lui-même et son côté pratique, confortable qui séduit avant même tous les artifices qui l’entourent. C’est sûr qu’avec la puissance des influenceurs, des stars de la musique et des grands sportifs, ça augmente le succès. Ces gens-là incarnent des modèles, des valeurs pour toutes les communautés de fans… En achetant une basket portée par une star, on a l’impression d’acheter un peu de son mode de vie. On s’identifie et ça démultiplie le potentiel de séduction de la basket.

Dans votre livre, vous écrivez que de nombreuses communautés se sont accaparées la basket pour en faire un objet identitaire…

Des communautés se sont appropriées une marque, voire un modèle pour s’identifier et créer des phénomènes de bandes ou de communautés. C’est peut-être moins le cas aujourd’hui parce que c’est devenu une chaussure grand public. Cela reste quand même une façon d’exprimer son identité, mais plus son identité individuelle que son identité de groupe.

À travers la multiplication de tous les modèles qui sortent aujourd’hui et il en sort des dizaines chaque jour, chacun peut piocher celui qui lui permettra d’exprimer sa propre personnalité, son style. Et même s’il pioche un modèle grand public, chaque grand modèle offre des dizaines de déclinaisons, comme la Stan Smith. Ce qui n’empêche pas qu’il y ait toujours des gens qui se revendiquent d’une marque comme d’une chapelle. Mais c’est une façon de se rattacher à un groupe, puisque c’est la chaussure la plus portée aujourd’hui.

Un basket Reebok. Ph.Dr.Tiers

D’un objet usuel, la basket est devenue un objet de luxe qui aujourd’hui peut atteindre des prix exorbitants. Est-elle devenue un marqueur social au même titre qu’une montre de luxe ?

En quelque sorte oui, puisque les grandes marques de luxe ont compris que la basket séduisait et que c’était un moyen d’aller chercher de nouveaux consommateurs chez les jeunes. Elles proposent des baskets siglées avec un logo très reconnaissable, ce qui leur permet d’attirer de nouveaux clients dans leurs boutiques physiques ou en ligne.

Ainsi, les riches clients peuvent montrer qu’ils ont les moyens de s’acheter des baskets de luxe. Paradoxalement, c’est peut-être aussi la chaussure la plus égalitaire. Du puissant président des États-Unis jusqu’aux personnes les plus modestes, tout le monde peut porter le même modèle. Par exemple, à une époque, Barack Obama portait des Stan Smith, des Nike, les mêmes qui peuvent se retrouver aux pieds des SDF ou des gens qui ont très peu de moyens. Il y a donc un aspect égalitaire de la basket qui est très intéressant en termes historiques. Néanmoins, il y a des différences de prix entre les chaussures d’entrée de gamme vendues dans les grandes surfaces aux alentours de 20 euros et celles produites par les maisons de luxe qui sont vendues jusqu’à 1 000 euros voire plus. Il y a la qualité, mais on paie aussi la marque.

Et certaines baskets sont finalement devenues des objets de collection pour s’échanger à des prix dignes du marché de l’art. Comment justifier cette envolée ?

Aujourd’hui, on observe une montée de la spéculation autour de la basket, avec un phénomène d’offre. C’est à dire que les marques ont compris que pour créer l’événement, il faut sortir des séries limitées, donc des modèles qui sont des collaborations avec des créateurs, des stars. Seules quelques centaines de paires seront produites et vendues en séries limitées, du coup il y a une énorme demande qui ne sera pas satisfaite. Les personnes qui achètent ces modèles rares savent qu’elles pourront les revendre à l’état neuf facilement trois fois plus cher.

Et puis, encore au-dessus il y a des modèles uniques avec une histoire très forte qui s’échangent à des centaines de milliers de dollars dans des ventes aux enchères, de grandes maisons d’enchères. C’est le cas d’un modèle porté par Michael Jordan pendant un match ou un modèle porté par Kanye West une seule fois sur scène avant qu’il ne lance sa propre ligne de chaussure. Ce sont vraiment des modèles historiques, qui deviennent un objet de collection et qui s’échangent comme des tableaux ou des œuvres d’art à des prix qui atteignent des sommets. Ce marché attire les spéculateurs, au même titre que des investisseurs sont prêts à mettre des fortunes dans des grands crus qu’ils ne boiront jamais mais qui agrandissent leur collection de grands vins. Pour l’anecdote, la paire de baskets Nike Air Yeezy 1, portée par Kanye West, a été vendue en avril dernier à 1,8 million de dollars.

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