RDC – Le cardinal Monsengwo : Dieu, Kabila et lui

Le cardinal Monsengwo, c’est bien plus qu’un homme d’Église. Révéré dans son pays, il est rangé parmi les opposants au chef de l’État. Portrait d’un homme très influent, qui a depuis longtemps renoncé à mâcher ses mots. Ses fines lunettes à monture dorée sont dotées de verres à teinte variable, qui s’obscurcissent au soleil. À Kinshasa, où il est archevêque, comme à Rome, où il se rend tous les deux mois pour conseiller le pape, le cardinal Monsengwo passe sans cesse de la pénombre des églises à la lumière crue de la rue.

Ombre et lumière. Pouvoir spirituel et pouvoir temporel. Laurent Monsengwo Pasinya a passé sa vie à la frontière – poreuse – entre ces deux univers. Malgré son tempérament réservé et sa diction lente, ce piètre orateur a réussi un parcours inégalé sur le continent. Premier Africain à obtenir un doctorat en Écritures saintes, à Rome, en 1970, il a été ordonné évêque à 40 ans, un record national de précocité. Créé cardinal par Benoît XVI en 2010, il a parfois été présenté comme « papabile ». En 2013, c’est le pape François qui l’a promu en faisant de lui l’unique Africain membre du « C9 », ce groupe restreint de neuf conseillers appelés pour l’aider dans sa réforme de la curie. Même s’il a eu, en octobre 2014, 75 ans, l’âge auquel les évêques doivent en principe proposer leur démission, Rome n’est visiblement pas pressé de lui donner congé.

Des prises de position influente

Cet homme à l’intelligence hors norme, dont les proches assurent qu’il parle quatorze langues, ne s’est pas cantonné à l’Église. Dans son pays, la RD Congo, et jusque chez certains de ses voisins, Monsengwo exerce une influence politique considérable. Autorité morale révérée, il est au cœur de plusieurs réseaux : catholique bien sûr (un pouvoir incontestable dans un pays qui compte près de 35 millions de fidèles), mais aussi politique, économique et même maçonnique, via son frère.

Il ne se prive pas, en tout cas, de s’opposer publiquement au pouvoir de Kinshasa, comme il l’a fait bruyamment en janvier 2015. La perspective d’un report de l’élection présidentielle, prévue pour 2016, et d’un maintien au pouvoir de Joseph Kabila au-delà de la limite constitutionnelle venait de jeter des centaines de jeunes dans les rues de la capitale. Les affrontements avec la police font des dizaines de morts (27 selon le gouvernement, plus de 40 selon la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme).

« C’est mon principal opposant », a confié Joseph Kabila il y a quelques années

Monsengwo s’en indigne : il « condamne les violences » et rappelle son hostilité « à toute révision constitutionnelle et à toute modification de la loi électorale ». Le moins que l’on puisse dire c’est que Joseph Kabila, un protestant entouré de pasteurs, goûte peu les sorties du prélat. « C’est mon principal opposant », a-t-il confié il y a quelques années à un ministre européen de passage.

Un parcours qui a fondé ses convictions d’aujourd’hui

Entre Monsengwo et le pouvoir politique, c’est une longue histoire passionnelle qui prend ses racines dans son enfance. Comme Nelson Mandela chez les Xhosas, Laurent Monsengwo est issu d’une famille de chefs coutumiers sakata. Lorsqu’il voit le jour à Mongobele, en 1939, dans l’ouest de ce qui est encore le Congo belge, ses parents règnent sur le territoire de Kutu, dans l’actuelle province du Mai-Ndombe (dans l’ex-Bandundu). Sa fratrie est élevée pour diriger : son frère aîné conduit aujourd’hui la chefferie, et Joseph N’Singa, un « oncle » (au sens coutumier) de Monsengwo, a été premier commissaire d’État, de 1981 à 1982 – l’équivalent d’un Premier ministre dans la nomenclature du dictateur Mobutu Sese Seko.

Quant à sa cousine germaine, feu Lily Kaniki, elle a eu deux enfants avec le président du Congo-Brazzaville : Claudia et Denis Christel. Monsengwo traverse encore régulièrement le fleuve pour rendre visite à Denis Sassou Nguesso. « Nous nous voyons pour parler des problèmes familiaux et échanger sur la situation politique africaine et mondiale », explique le cardinal.

En 1980, l’Église catholique est alors la seule organisation indépendante structurée sur l’ensemble du territoire et se pose en véritable contre-pouvoir à Mobutu.

Lorsqu’il est ordonné évêque, en 1980, l’Église catholique entretient déjà un rapport conflictuel avec le pouvoir de Kinshasa. Elle est alors la seule organisation indépendante structurée sur l’ensemble du territoire et se pose en véritable contre-pouvoir à Mobutu. En prise directe avec un peuple qui ploie sous l’autoritarisme, la corruption et la pauvreté, elle porte ses frustrations. Le maréchal ne cessera d’ailleurs de tenter de l’affaiblir. En vain.

Représentant de la Conférence épiscopale nationale du Congo (Cenco) auprès du gouvernement, Monsengwo occupe cette interface, pleine de frictions, entre le gouvernement et l’Église. « Mon rôle était de tendre la corde sans qu’elle ne cède », confie-t-il aujourd’hui à Jeune Afrique. Cette maxime, Monsengwo l’aura finalement appliquée à chacun de ses nombreux bras de fer avec le pouvoir.

Ses bras de fer avec le pouvoir

Le premier date de 1992. Emporté par la vague de démocratisation qui déferle sur l’Afrique, Mobutu vient d’accorder le multipartisme, et la Conférence nationale souveraine voit le jour pour gérer la transition. À l’époque, Monsengwo est le président d’une Cenco restée au-dessus de la mêlée politique. Il est donc naturellement désigné pour diriger la Conférence nationale, laquelle est très vite suspendue par un Mobutu peu désireux de quitter la présidence. Le bas clergé catholique appelle ses fidèles à descendre dans les rues après la messe du 16 février. C’est « la marche des chrétiens ». Elle est réprimée dans le sang.

Tendre la corde sans qu’elle ne cède… Monsengwo, lors de cet épisode, laisse faire les abbés contestataires, mais n’appelle pas lui-même à manifester. Refuse-t-il, lui l’homme d’Église, d’avoir des morts sur la conscience ? Sait-il les limites de ce que Rome serait prêt à accepter ? « Si Monsengwo avait été courageux, il aurait pu déposer Mobutu et mettre fin définitivement à son régime beaucoup plus tôt », veut croire un diplomate européen autrefois en poste à Kinshasa. « L’épiscopat n’avait pas pour mission de renverser Mobutu, rétorque Monsengwo. Mais si le laïcat l’avait fait, nous ne nous y serions pas opposés. »

Nouveau bras de fer en 1994 : la Conférence nationale est désormais un Parlement de transition, et Monsengwo est toujours à sa tête. Étienne Tshisekedi, désigné Premier ministre par le Parlement, refuse tout compromis avec le pouvoir mobutiste – et inversement. Le gouvernement est paralysé. C’est alors que se dessine une « troisième voie », qui obtient le soutien – au moins tacite – de Monsengwo : celle de Léon Kengo wa Dondo. Tshisekedi est renvoyé à sa chère opposition, Mobutu reste à la présidence, Kengo accède à la primature et Monsengwo conserve la tête du Parlement.

"J'ai un téléphone en ligne avec le pape ! Si j'en ressens le besoin, je l'appelle et il m'écoute ! " a-t-il déclaré © Grzegorz Galazka/SIPA
« J’ai un téléphone en ligne avec le pape ! Si j’en ressens le besoin, je l’appelle et il m’écoute !  » a-t-il déclaré © Grzegorz Galazka/SIPA

Aujourd’hui, Monsengwo dément être intervenu en faveur de Kengo. « J’étais en retraite à Lourdes, assure-t-il. J’ai suivi sa désignation par la presse. » Il confirme toutefois porter une « grande amitié » à l’actuel président du Sénat : « Nos relations, qui s’étendent d’ailleurs à nos familles, remontent aux années 1980. Nous échangeons souvent sur la situation du pays sans que, pour autant, nous ayons les mêmes positions sur tout. » Lors des émeutes de janvier, les deux hommes ont, en tout cas, été sur la même ligne : sans soutenir ouvertement les manifestants, ils ont dénoncé la répression et réclamé le retrait du projet de loi qui les avait mis dans la rue.

Mais la relation entre Kengo et Monsengwo est une exception. De ses années au Parlement de transition dans les années 1990, le cardinal a conservé une piètre image des hommes politiques congolais. « Il les voit comme cupides et totalement irresponsables », assure un opposant qui a plusieurs fois négocié avec lui. « Chez les gouvernants, l’appétit de pouvoir est une drogue, avait confié Monsengwo au quotidien catholique français La Croix en 2011. J’en sais quelque chose : malgré moi, je l’ai pratiqué pendant six ans ! Quand vous y êtes, il faut beaucoup d’esprit des béatitudes pour ne pas succomber à la tentation de modifier la Constitution pour rester en poste. »

De le pénombre des églises à la lumière de la rue © J.A.
De le pénombre des églises à la lumière de la rue © J.A.

« L’esprit des béatitudes » aidant, Monsengwo quitte finalement la présidence du Parlement en 1996 et retourne prêcher à Kisangani. C’est là, sur la rive du fleuve Congo, à plus de mille kilomètres de Kinshasa, qu’il assiste au renversement de Mobutu par Laurent-Désiré Kabila. Mais la politique le rattrape : lors de la deuxième guerre du Congo (1998-2002), la cité vit un martyre, et Monsengwo une expérience traumatisante. « L’archevêché a été pris d’assaut par les rebelles du RCD [Rassemblement congolais pour la démocratie] soutenus par les pays voisins », raconte le père Roger Gaise, recteur de l’université de l’Uélé (Nord-Est), auteur de plusieurs ouvrages sur Monsengwo. « Pour s’en sortir, le cardinal a dû se déguiser en vieil homme et quitter les lieux par une porte dérobée. »

Ses rapports avec Joseph Kabila

Faut-il voir dans cet épisode les origines de son nationalisme ? Ce sentiment se manifeste en tout cas en 2006, à la veille des élections. Bien vu des Occidentaux, Joseph Kabila est le grand favori du scrutin. Craignant que le président sortant ne soit imposé par l’étranger, Monsengwo appelle à un « dialogue » et à un report de l’élection – une prise de position qui paraît alors hostile à Kabila. Inquiète, l’ONU envoie une délégation pour rassurer ceux qui, comme lui, doutent de la transparence du vote. « Compte tenu de son influence, jusqu’au dernier moment nous avons eu très peur qu’il désavoue l’élection », se souvient l’un de ses membres. Monsengwo se laisse finalement convaincre. Le scrutin le plus transparent de l’histoire du pays se tient et couronne Kabila.

Avec joseph Kabila, en octobre 2004, à Kisangani. © Marco Longari/AFP
Avec joseph Kabila, en octobre 2004, à Kisangani. © Marco Longari/AFP

On ne peut pas en dire autant de celui de 2011. À l’issue d’une élection d’une désorganisation inouïe, Kabila est réélu sans majorité absolue, grâce à une suppression du second tour opportunément adoptée quelques mois plus tôt. Le désormais cardinal Monsengwo condamne le résultat officiel avec une formule restée célèbre : cette élection, dit-il, n’est conforme « ni à la vérité ni à la justice ». Mais l’homme d’Église n’ira pas plus loin. Comme sous Mobutu deux décennies plus tôt, il tend la corde sans qu’elle ne cède. Il « tousse », comme il le dit en privé, mais ne va pas jusqu’à la confrontation.

En ira-t-il autrement lors des prochains mois ? En 2020, il aura atteint la limite d’âge des cardinaux électeurs et aura sans doute quitté son archevêché. La bataille politique qui s’annonce, en 2016, est donc pour lui la dernière occasion d’exercer son influence.

Ses relations tendues avec Joseph Kabila ne laissent guère de place au doute : Monsengwo est opposé à tout scénario qui aboutirait à son maintien au pouvoir au-delà de 2016. Cependant, il n’entretient qu’une relation distante avec Étienne Tshisekedi. Fervent catholique, Moïse Katumbi, ex-gouverneur du Katanga passé à l’opposition, trouve peut-être davantage grâce à ses yeux. Généreux mécène, ce dernier a récemment financé la construction d’une église dans le quartier Lido-Golf, à Lubumbashi, et les deux hommes affichent la même exigence de strict respect de la Constitution.

Le poids de l’Église

Monsengwo jettera-t-il pour autant tout le poids de l’Église catholique dans ce combat ? Le pourra-t-il ? C’est un fait que celle-ci, bien que confrontée à l’émergence des Églises protestantes, reste très influente : près de la moitié des Congolais lui sont fidèles. Quant au clergé, ses membres n’ont pas tous des positions aussi tranchées que celles du cardinal vis-à-vis du chef de l’État, mais ils le suivent pour l’instant.

Le 24 novembre, l’épiscopat congolais s’est fendu d’une déclaration virulente qui rappelle cette injonction de la loi fondamentale : « Tout Congolais a le devoir de faire échec à tout individu […] qui prend le pouvoir par la force ou qui l’exerce en violation des dispositions de la Constitution. » Cette déclaration, cosignée par Monsengwo, appelle les chrétiens à une marche pacifique le 16 février prochain pour commémorer la marche des chrétiens de 1992. Le bras de fer a commencé.

FRANÇOIS KANIKI, LE FRÈRE BIENVEILLANT

Moins connu que Monsengwo, François Kaniki, son frère cadet, est néanmoins influent. Homme politique et homme d’affaires, il est né le 15 janvier 1954. Diplômé en droit, il démarre sa carrière dans les hautes sphères de l’État en 1987, lorsque Mobutu le nomme avocat général. Il occupe ensuite des fonctions dans différents ministères. En 1990, il devient le président exécutif de la filiale congolaise du groupe français Bolloré – poste qu’il occupe encore aujourd’hui.

Dans les années 2000, Kaniki rejoint le Mouvement de libération du Congo (MLC) de l’opposant Jean-Pierre Bemba, actuellement détenu à La Haye, aux Pays-Bas. Mais c’est en tant que candidat indépendant qu’il est élu au Sénat, en 2007. Il y siège toujours. Comme son frère, il est lié familialement à Denis Sassou Nguesso. Et comme le président du Congo, il est franc-maçon.

Kaniki n’hésite pas à intervenir contre ceux qui menacent les intérêts de la famille. En 2014, il a saisi le Conseil supérieur de l’audiovisuel et de la communication pour un article diffamatoire écrit par un journaliste de Congo News sur Monsengwo et sa famille. Une plainte a été déposée dans la foulée (Kaniki affirme qu’il n’y est pour rien). Elle vaudra à l’auteur onze mois de détention.

PIERRE BOISSELET (JEUNEAFRIQUE.COM)

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